CELUI qui attend une lettre de la personne aimée sait ce pouvoir de vie ou de mort des mots. Mon cas s’aggravait puisque Astrolabe tardait à m’écrire : mon existence était suspendue à du langage qui n’existait pas encore, à la probabilité d’un langage. La physique quantique appliquée à l’épistolaire. Quand j’entendais le pas de la concierge dans l’escalier, à l’heure où elle distribuait le courrier qu’elle glissait sous les portes, je connaissais la transe du mystique à l’épreuve divine. Lorsque j’identifiais l’enveloppe comme facture ou publicité, je connaissais le déni, le refus brutal de Dieu que j’accablais soudain de non-existence.
Si je n’avais pas habité un immeuble populaire, je n’aurais pas vécu cette expérience théologique liée au bruit des pas de la concierge apportant le courrier. Ceux qui doivent descendre jusqu’à la boîte aux lettres ne connaissent pas ce privilège. Je ne doute pas que leur cœur bat fort quand ils ouvrent leur boîte. Mais entendre son destin marcher dans l’escalier produit une émotion inégalable.
Fin janvier se produisit le miracle : une enveloppe manuscrite se faufila sous la porte. Mes mains tremblèrent si fort que je me blessai avec le coupe-papier. À la première lecture, il me fut impossible de respirer et, au terme de cette découverte, je fus tenté de prolonger l’apnée. Non que le contenu m’en déplût : la moitié des phrases avaient de quoi me faire mourir de joie quand l’autre moitié me décapitaient.
Je connais par cœur le texte de la missive. Le reproduire ici m’ébranlerait trop. Astrolabe disait qu’elle ne pouvait se laisser aller au trouble que je lui inspirais : s’occuper d’Aliénor était un sacerdoce qui ne lui permettait pas de vivre une histoire d’amour. Abandonner l’écrivain reviendrait à la tuer.
Je lui inspirais un trouble : c’était inespéré. Et pourtant ce message était pire qu’une fin de non-recevoir. Je touchais du doigt mon idéal et une handicapée mentale me l’arrachait. Le motif était noble et incontestable ; cependant, je refusai de le comprendre. Je voulus étrangler la neuneu une bonne fois pour toutes. Ainsi, il fallait se sacrifier pour ce rebut de l’humanité ! Avait-elle seulement conscience de son bonheur de vivre avec cet ange ? Quand une casserole de purée suffisait à la contenter !
Je répondis sur-le-champ. J’eus la sagesse de taire les propos haineux que je voulais adresser à la demeurée – si j’en avais exprimé le quart de la moitié, Astrolabe m’eût aussitôt rayé de la liste de ses relations. J’écrivis que l’amour appelait l’amour : elle n’avait pas à choisir entre celui qu’elle offrait à Aliénor et celui que je lui offrais. Nous pourrions vivre à trois. Je l’aiderais à veiller sur l’écrivain, la déchargerais d’une partie de son travail.
En rédigeant fiévreusement ces phrases, j’essayais de me convaincre que tel était mon désir. Mon absence de sincérité à mon propre égard crevait les yeux : partager la dame de mes pensées avec la neuneu me tentait aussi peu que possible. J’imaginais des scènes grotesques : mon intimité avec Astrolabe interrompue par une crise de Dieu sait quoi de la dingue, un dîner aux chandelles avec pour tierce personne Aliénor bouffant les petits plats sans nous laisser le temps d’y goûter, les crottes de nez de la romancière étalées sur mes chemises, Astrolabe trop fatiguée pour laver son amie et me priant de la remplacer, la folle nue dans la baignoire avec des canards en plastique – non, ma grandeur d’âme n’irait pas jusque-là. J’étais comme tout le monde : j’avais peur des anormaux. Je me sentais incapable de dépasser cette terreur primitive.
Cette fois, la lettre d’Astrolabe ne tarda pas. Elle expliquait ce que je feignais d’ignorer : combien mon projet était impensable. La cohabitation avec une personne comme Aliénor supposait des devoirs et des épreuves dont je n’avais pas idée. Loin de l’aider, la présence d’un tiers serait une difficulté supplémentaire.
Cette phrase me poignarda : le tiers, ce serait moi. Comment avais-je pu supposer autre chose ? Le lien qui existait entre ces deux femmes l’emporterait toujours. D’emblée, j’éprouvai vis-à-vis de la demeurée une jalousie meurtrière. Oui, j’aurais voulu être elle. Ce n’était pas elle qui souffrait de son handicap, c’était moi. D’ailleurs, qu’est-ce qui m’empêchait de l’imiter ? Moi aussi, je pouvais jouer le rôle du débile, je n’en étais pas si loin, comme tout amoureux éperdu. S’il fallait cela pour plaire à Astrolabe !
Dans un état de fureur avancée, je lui écrivis une épître absconse – a posteriori, je me félicite que son sens n’eût pas été clair. Elle n’avait pas le droit de se priver ainsi. Certes, je n’étais pas assez prétentieux pour croire que passer à côté de mon amour gâcherait son existence. Mais elle ne pouvait nier les impératifs, sinon du corps, au moins de l’âme et du cœur : depuis combien de temps n’avait-elle plus reçu ces mots de trouble absolu sans lesquels personne ne veut vivre ? Je me plierais à ses conditions. Quel qu’il fût, j’accepterais le cadre qu’elle proposerait à nos rencontres. Je trouverais forcément un moyen de la rendre heureuse, et son bonheur rejaillirait sur Aliénor (ce dont je me contrefoutais, détail que j’omis). J’avais compris que nous n’habiterions pas ensemble ; pour autant, nous pouvions nous voir.
J’allai glisser le pli dans sa boîte afin qu’elle le reçoive plus vite. En chemin, je me demandai comment je pouvais ne pas douter que cette fille, au sujet de laquelle je ne savais presque rien, était la femme de ma vie. Je n’avais jamais considéré quiconque comme telle. Je l’aimais au-delà de ce que je lui disais.
Ensuite, je me cloîtrai chez moi dans l’espoir qu’elle me réponde par la même voie. J’écoutais en boucle La Jeune Fille et la Mort de Schubert pour être sûr de souffrir encore plus fort. Et regrettais de ne pas fumer : se consumer les poumons en même temps que le reste rend la douleur plus cohérente. Hélas, chaque fois que j’essayais de griller une cigarette, je trouvais ça aussi difficile que piloter un avion.
Ce que je viens d’écrire est idiot : piloter un avion est beaucoup plus facile que fumer. Déjà, c’est moins interdit. Nulle part il n’est inscrit : « Ne pas piloter d’avion. » Quand on rencontre quelqu’un, si on précise qu’on est fumeur, l’autre fronce les sourcils ; si on avance qu’on est pilote de ligne, l’autre vous regarde avec considération.
Tout à l’heure, j’aurai l’occasion de prouver à la face du monde qu’un philologue non fumeur qui travaille dans le social à EDF est capable, sans l’aide du personnel de vol, de conduire un Boeing sur un objectif précis. Mais n’anticipons pas. Je préfère reproduire le billet que je reçus :
Zoïle,
Nous nous verrons donc dans l’appartement d’Aliénor, en présence de celle-ci.
Astrolabe.
Ce mot pourtant aussi glacial que le lieu où j’aurais le droit de la voir me remplit de joie. « En présence de celle-ci » : comme Astrolabe ne me proposait évidemment pas un plan à trois, cela signifiait que pour ce qui était de la bagatelle, je n’aurais jamais aucun espoir. J’avais beau m’y attendre, ce n’était pas une bonne nouvelle. Mais je la verrais. Je verrais la dame de mes pensées. Elle m’y autorisait. N’y avait-il pas de quoi être le plus heureux des hommes ? J’accourus pour voir ce que recouvrait le verbe « voir ».
Je vis. « Voir » signifiait être vu. Le premier baiser, dont je m’étais fait une idée céleste, cessa de me séduire dès l’instant où je m’aperçus qu’Aliénor nous regardait. Elle ne voyait pas pourquoi elle ne nous aurait pas mangés des yeux.
Je demandai à Astrolabe si c’était toujours ainsi quand elle avait un galant. Elle me répondit que j’étais son premier amoureux depuis qu’elle veillait sur l’écrivain. Le regard de la neuneu coupa court à la fierté que m’inspira cet aveu.
— Elle ne pourrait pas regarder ailleurs ? interrogeai-je.
— C’est à elle qu’il convient de s’adresser.
Je respirai un grand coup et parlai à la romancière le plus doucement possible :
— Aliénor, imaginez que ce soit vous. Cela vous dérangerait, non, d’être observée en un pareil moment ?
J’eus l’impression d’avoir choisi la formulation la plus étrange qui soit. Le visage de la créature exprima un étonnement profond comme un puits.
— Aliénor n’a jamais eu d’amoureux, dit Astrolabe.
— Mais vous pourriez en avoir un, non ?
Ma bien-aimée se racla la gorge. Clairement, mon attitude était déplacée. Je recommençai pourtant à l’embrasser, plus pour me donner une contenance que par vrai désir. L’écrivain se leva alors pour venir nous observer de plus près. Je vis ses gros yeux posés sur moi et interrompis toute activité galante.
— Je ne peux pas, dis-je. Je ne peux pas.
— Le regard d’Aliénor est pur, protesta Astrolabe.
— Je veux bien le croire. Cela n’y change rien. Je regrette.
— Dommage, dit la jeune femme. J’aimais bien.
— Le regard d’un tiers ne te gêne pas ?
— Vous me tutoyez ! s’émerveilla-t-elle.
— Oui. Et tu vas t’y mettre aussi, n’est-ce pas ?
— D’accord. Et il faudra aussi tutoyer Aliénor.
Je fronçai les sourcils. N’y avait-il pas une confusion d’identité entre ces deux filles ? Cela eût expliqué pourquoi le voyeurisme de la neuneu ne perturbait pas ma bien-aimée.
Je tentai alors d’autres approches pour amadouer celle qui m’empêchait de vivre une relation que je n’avais jamais osé espérer.
— J’ai lu tous tes livres. Ils sont raffinés et prouvent que tu es supérieurement intelligente. Pourquoi te conduis-tu comme ça quand je suis avec Astrolabe ?
Stupéfaction de la romancière. Silence.
— Aliénor ne comprend les choses qu’au moment où elle les écrit.
— Très bien. Ne pourrais-tu pas écrire quand je suis avec Astrolabe ?
Silence. Elle attendait toujours que ma bien-aimée réponde à sa place.
— Aliénor n’écrit pas. Elle me dicte.
On n’était pas sortis de l’auberge.
J’aurais eu besoin d’une longue conversation avec la dame de mes pensées pour qu’elle m’explique sa conception de notre liaison. Mais la présence perpétuelle de sa curieuse amie empêchait toute discussion intime. D’autre part, j’avais précisé que je me plierais à ses conditions ; je ne pouvais me dédire sans rompre. Et la rupture était ce que je redoutais le plus.
J’adoptai donc le seul comportement envisageable : j’appris à goûter le peu qu’elle me donnait. Chaque soir, après le travail, je regagnais l’appartement polaire et dînais avec les deux femmes ; je m’efforçais de ne pas remarquer la façon dont Aliénor mangeait les épinards et je faisais ma gazette à Astrolabe qui m’écoutait avec grâce, ensuite je la rejoignais sur le canapé où nos enlacements étaient absorbés par les yeux en forme de loupe de la neuneu. Comme un fiancé du passé, je prenais congé vers 23 heures et rentrais chez moi en métro, désolé, frustré et transi.
Le week-end, je débarquais le matin. J’assistais aux séances de dictée qui m’apprirent à admirer l’écrivain et qui accrurent mon estime pour son acolyte dévouée. Aliénor parlait comme l’inspirée de Delphes et déversait cette prose pythique tour à tour lentement et convulsivement. Je ne saisissais pas un mot de ce qui sortait de sa bouche, incapable de comprendre en quelle langue elle s’exprimait. Au début, je crus qu’Astrolabe traduisait en simultané ; elle m’assura que non : elle prenait note, à la lettre, des envolées de la romancière. Je louangeai l’excellence de son audition.
— Question d’habitude, dit-elle.
— Je voudrais que les Américains voient votre tandem. Ils se moquent de la conception que nous autres Européens avons de la création littéraire : ils disent que les matérialistes que nous sommes deviennent irrationnellement théologiques quand il s’agit d’inspiration. C’est pourquoi ils soutiennent, contrairement à nous, que l’écriture s’enseigne.
— L’écriture ne s’enseigne pas, elle s’apprend. Aliénor n’a pas trouvé d’emblée son art. Elle a longuement travaillé son instrument, en lisant plus encore qu’elle n’écrivait.
La neuneu lisait beaucoup, mais hélas, jamais en notre présence : elle ne cachait pas qu’elle nous trouvait autrement intéressants que ce qui habituellement la nourrissait. En vérité, elle ne nous observait pas : elle nous lisait.